Prologue

Qui suis-je pour avoir la prétention de rédiger des mémoires et de donner mon avis sur certains événements auxquels j'ai assisté ou que j'ai eu à commenter ? Qui suis-je pour avoir la prétention, comme n'importe quel homme célbre, de rédiger des mémoires et de donner mon avis sur des moments que j'ai vécus ou que j'ai couverts?

Qui suis-je? Un vautour qui a plané au-dessus de toutes les scènes d'accidents, de catastrophes, de tragédies, de guerres civiles et autres, de souffrance, de misère, de sang, de mort. Un vautour qui a planté ses serres et son bec dans tous ces lieux peuplés par les damnés de la terre, guettant une larme, un cri, un sourire parfois mais, surtout, ces regards d'enfants, désespérés, muets d'incompréhension. Un vautour voyeur dont l'œil perçant, tel une caméra, a volé ces images insoutenables pour en faire des scoops.

Un vautour qui, perché sur une vieille cheminée d'usine désaffectée, s'est repu des convulsions de nos démocraties en se demandant pourquoi ces hommes, après avoir donné leur sang pour recouvrer la liberté, s'acharnent aussitôt, par laxisme, indifférence, corruption, ou simplement par imbécillité, à laisser pourrir cette démocratie à peine réinstallée.

Un vautour fatigué, écœuré qui, pour ne pas sombrer dans le fatalisme morbide, a choisi de se protéger avec une carapace plus solide: l'ironie d'abord, le cynisme ensuite.

Un vautour qui, non content de se repaître de la vie et du malheur d'autrui, a voulu plonger à plein bec dans la sienne. Trois mariages officiels; cinq enfants reconnus; onze petits-enfants et même un arrière-petit-fils, déjà aussi insolent que ce vautour, patriarche à ses heures.

Vautour insolent oui, impertinent en tout cas, plongeant sur d'innocentes (?) victimes pour leur poser les questions les plus gênantes et, sans pitié pour ces décideurs coincés, retourner ses serres dans leurs plaies. Quitte à se prendre lui aussi, sacré vautour prétentieux, pour un tenant du pouvoir!

Non, il n'a aucun pouvoir, sauf celui de se vautrer dans la vie des autres.Pas même le pouvoir de protéger son nid dont ces hommes d'en bas cherchent depuis des années à le dépouiller,brin par brin, à coups de décentralisation, de régionalisation, de séparatisme, guidés parfois par le bon sens mais le plus souvent par l'esprit de vengeance, de suprématie, le racisme ou la bêtise. Non, ils n'auront pas son nid parce que le vautour, patriarche aujourd'hui et patriote de toujours, s'y accrochera tant que ses serres le lui permettront.

Qui suis-je? Un vautour, voyeur impénitent, qui a parfois souffert de tout ce qu'il a vu, vécu et entendu et qui, accroché à son nid au sommet de sa cheminée d'usine aujourd'hui patrimoine de l'archéologie industrielle, revoit le film de sa vie. Ses yeux fatigués se posent, plus bas, sur cette cour de récréation où des enfants jouent, heureux. Ah! S'il avait pu, ce vautour sentimental, montrer toujours des images de bonheur!

Mais le bonheur, on n'en parle pas, on le cache, et il n'intéresse pas les médias. Il faut plaire; il faut vendre: alors le vautour, condamné à son rôle de rapace, se rabat sur les souffrances de ceux qui sont déjà terrassés par le malheur, à moins qu'il n'ait l'occasion de déranger et perturber les responsables de ce malheur.

Extrait du livre " Le journalisme dérangeant ", Editions Luc Pire, 2006
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